Définition
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Le sociologue Louis Chauvel (2001, p. 333) met en garde contre la pluralité de sens que peut recouvrir la dénomination de classes moyennes : « Ce syntagme polysémique pourrait signifier tout et son contraire, puisqu’il n’est en rien une appellation contrôlée ». Contre l’usage abusif et l’instrumentalisation politique et/ou idéologique de la notion de classes moyennes, il convient d’introduire un minimum de rigueur dans sa définition.
Saisir rigoureusement notre objet d’analyse nécessite de faire un petit rappel montrant que ce que recouvre l’appellation « classes moyennes » évolue historiquement et politiquement. Cette appellation s’est appliquée, selon l’évolution historique, à des groupes sociaux différents. C’est la configuration sociale qui détermine les deux pôles de la société et son milieu. Au début du capitalisme, la classe moyenne, qui s’intercale entre le peuple et l’aristocratie, est la bourgeoisie. Selon l’analyse marxiste, la classe moyenne est, dans la société capitaliste, représentée par la petite bourgeoisie qui se trouve entre le prolétariat et la bourgeoisie. De même, si l’on sort d’une grille de lecture marxiste, on peut considérer que, dans les sociétés contemporaines, les classes moyennes sont celles qui se situent entre les classes populaires, d’un côté, et la classe dirigeante, de l’autre. Et c’est à dessein, que nous avons utilisé ci-dessus le pluriel : il est nécessaire, en effet, de souligner que les classes moyennes sont loin d’être une entité économique et sociale homogène.
C’est précisément cette hétérogénéité des classes moyennes qui explique pourquoi l’appellation « classes moyennes » peut, dans le discours politique, recouvrir des sens et donc des groupes sociaux différents. Ainsi, quand les radicaux français de la fin du XIXe siècle s’adressaient à la classe moyenne, ils avaient en vue les artisans, les commerçants et les chefs de petites entreprises (Charle, 2003). Tandis que, dans l’approche d’un socialiste ou d’un social-démocrate aujourd’hui, la même appellation peut désigner des cadres intermédiaires du public et du privé ou des techniciens qualifiés. De même, l’hétérogénéité des groupes sociaux perçus ou auto-perçus comme appartenant à la classe moyenne, fait en sorte qu’une revendication politique faite, par tel ou tel autre parti politique, au nom de cette classe – comme la baisse de tel impôt ou le maintien de telle allocation – peut arranger les affaires d’une de ses composantes et léser toutes les autres.
Pour mieux appréhender cette hétérogénéité, l’économiste et sociologue allemand G. Schmoller a proposé, à la fin du XIXe siècle, de saisir le monde des classes moyennes à travers le recoupement de deux divisions classiques et pertinentes. Si l’on raisonne, en effet, en termes de répartition de revenus, on peut identifier facilement des classes moyennes supérieures et des classes moyennes inférieures. D’un autre côté, si l’on introduit une dimension historique, on peut aisément opposer d’anciennes classes moyennes (indépendantes) à de nouvelles classes moyennes (salariées). Dès lors, si l’on superpose ces deux divisions, on obtient quatre groupes distincts qui ont chacun une identité prononcée et qui peuvent s’opposer au niveau des intérêts économiques, comme celui des valeurs ou de la vision du monde : l’ancienne classe moyenne supérieure (professions libérales, entrepreneurs, grands commerçants…), l’ancienne classe moyenne inférieure (petits artisans, petits commerçants, chefs de petites entreprises…), la nouvelle classe moyenne inférieure (ouvriers qualifiés, cadres intermédiaires…) et la nouvelle classe supérieure (cadres supérieurs…) (Chauvel, 2006, p. 37-38).
L’approche de Schmoller met en exergue la constellation des classes moyennes et aide à mieux saisir et à identifier ses différentes composantes. Elle anticipe, à bien des égards, l’apport sociologique de Pierre Bourdieu qui a montré qu’on ne pouvait pas saisir les logiques sociales uniquement à partir de l’analyse de la répartition du capital économique. Pour lui, une bonne compréhension de la société devait tenir compte, également, de la répartition du capital culturel (diplômes, éducation, formation…). On obtiendrait ainsi, aux deux pôles de la société, d’un côté ceux qui sont bien dotés en capital économique et en capital culturel, de l’autre, ceux qui ne disposent ni de l’un, ni de l’autre. Entre les deux, on aura ceux qui ont beaucoup de capital culturel et peu de capital économique et ceux qui ont peu de capital culturel et beaucoup de capital économique.
L’approche de Schmoller et celle de Bourdieu revêtent un grand intérêt pour notre propos, en ce qu’elles permettent de voir déjà, au sein de cet ensemble des classes moyennes, les logiques qui vont déterminer l’émergence de sous-ensembles à identité et aux intérêts spécifiques. On peut donc, d’ores et déjà, et par-delà l’opposition des classes moyennes supérieures aux classes moyennes inférieures, distinguer les classes moyennes indépendantes des classes moyennes salariées. Au sein des premières, on doit distinguer les professions libérales (médecins, avocats, pharmaciens…), les petits commerçants, agriculteurs ou artisans et les chefs de petites entreprises. Au sein des secondes, on doit distinguer les cadres supérieurs et les cadres moyens. À cette distinction, peut s’ajouter une deuxième qui a une pertinence politique certaine : celle qui oppose les salariés du public aux salariés du privé, tant il est clair qu’aussi bien les intérêts économiques que les valeurs des groupes sociaux liés à l’État ne peuvent coïncider avec ceux des groupes sociaux liés au marché. Il semble bien, au demeurant, qu’étant donné les modèles de développement économique adoptés en Tunisie (qui ont tardivement compté sur le rôle du secteur privé), les classes moyennes penchent plutôt du côté des salariés et, chez ces derniers, plutôt du côté des salariés du public. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le taux d’encadrement dans le secteur public (34 %) à celui dans le secteur privé (10 %) (UGTT, 2010).
Si l’on fait abstraction des catégories indépendantes, on constate que la décomposition de la société en classe dirigeante, classe moyenne et classe populaire recoupe, d’une certaine manière, la place occupée par les agents économiques dans l’appareil de production : la place de commandement, celle intermédiaire et celle du travail routinier (celui de l’ouvrier dans l’industrie ou celui de l’employé dans les services). Or, à suivre ce découpage, on constate qu’un pan entier de la population active (ouvriers et employés) se retrouve dans les classes populaires et qu’il ne peut donc être comptabilisé dans les classes moyennes. Et si dans les économies contemporaines, qu’elles soient développées ou émergentes, la part des classes populaires dans la population active gravite autour des 60 % (Chauvel, 2001, p. 323), il est évident que la classe moyenne ne peut représenter, dans ce cas, plus que 30 % de la population. Une telle vision des classes moyennes ne peut s’appuyer que sur une définition centrée sur la répartition du revenu national.
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